Politique

La Question

La Croix 12/9/1964

Dans la Somme, un condamné vient, l'aventure est banale, de revenir sur des aveux confessés lors de l'instruction, et, ce qui est plus rare, maintenus à l'audience. Un tel événement, avouons-le, trouble toujours. Il réveille en nous une inquiétude latente.

Cette rétractation d'un condamné, nous ne savons pas encore ce qu'il faut en penser. Elle suffit pourtant à montrer que l'aveu peut être une « preuve » très fragile. Voilà pourquoi elle réveille en nous cette inquiétude. Bien que, dans le cas présent, il ne semble pas que des sévices soient invoqués à l'appui de la rétractation, elle nous rappelle ce qu'a de dangereux dans notre système judiciaire le fait que l'aveu y soit considéré, en vertu d'un principe inquisitorial et médiéval comme la preuve entre toutes les preuves. Car de là à obtenir la preuve par tous les moyens...

… Voici quelques années, dans l'Ouest de la France, un mourant n'a-t-il pas reconnu être le vrai coupable d'un assassinat dont un autre, sous les sévices, avait avoué être l'auteur ? Et l'innocent depuis dix ans était au bagne ! Rechercher la preuve, la vraie, et non l'aveu, n'éviterait-il pas de telles erreurs ?

Car nous vivons en siècle où sévit encore, et peut-être plus que jamais, une « question » pourtant abolie en 1788 par Louis XVI. Nous avons eu les excès de la répression en Algérie. Nous en avons rougi et nous les avons dénoncés. Nous ne sommes pas restés insensible à la campagne menée par la suite contre les abus perpétrés dans une autre répression et qui n'étaient pas plus excusables. Hélas ! chaque fois que nous protestions on nous répondait : « Mais c'est de pratique courante ! Mais cela se passe toujours ainsi ! ». La belle excuse...

Peut-être, en effet cela se passe-t-il toujours ainsi. Je me rappelle, dans ma jeunesse, l'histoire d'un malheureux torturé à mort par des gendarmes pour lui faire avouer le vol d'un lapin – mais aussi des affaires récentes et des suicides mal expliqués. J'ai peur que si nous avons été émus lors des excès commis en Algérie d'abord contre les Algériens, puis contre les suspects d'OAS, ce ne soit que dans la mesure où nous nous sommes directement sentis impliqués – dans la mesure où, soit les bourreaux occasionnels, soit les victimes se trouvaient appartenir à des milieux proches. Ne nous sentons-nous pas moins touchés quand de pauvres hères, des « apaches », des « droits communs », des misérables de toutes sortes sont soumis aux mêmes sévices, comme s'ils n'avaient pas, plus que tous les autres, la ressemblance de Celui qui fut mis au rang des scélérats ?

Certes, en obtenant l'aveu, fut-ce par la question, on peut aboutir au châtiment des vrais coupables. Peut-être plus de criminels vivent-ils en liberté dans les pays où il est moins facile de les confondre. C'est bien possible, et j'entends parfois dire qu'il vaut mieux que certains souffrent et que soit sauvegardée la Société. Un tel propos n'évoque-t-il pas celui de ce Grand Prêtre qui trouvait meilleur qu'un juste pérît...